Fornasetti, le Dalí qui s’invite au dîner

La nappe en lin vient à peine d’être tirée qu’un visage du siècle dernier s’invite parmi les verres de vin : Lina Cavalieri ferme un œil, puis l’ouvre dans un clin d’ironie. Sur la porcelaine, la cantatrice italienne n’a plus rien de l’icône Belle Époque ; elle joue désormais la meneuse de table pour le studio Fornasetti, maison milanaise qui glisse le rêve dans les gestes quotidiens – un surréalisme maîtrisé, taillé pour la salle à manger.

Fornasetti : un savoir‑faire de haute précision

Né en 1913 dans un quartier populaire de Milan, Piero Fornasetti grandit parmi les piles de magazines que son père imprimeur rapporte à la maison. Renvoyé de l’Accademia di Brera pour « esprit trop indépendant », il apprend la lithographie chez Alfieri & Lacroix et se passionne pour les estampes japonaises. En 1933, il imprime déjà des foulards solaires qui attirent l’œil de la Triennale.

En 1940, Piero Fornasetti ouvre officiellement son atelier de sérigraphie dans l’appartement familial. Il imprime des foulards, puis croise Gio Ponti : le directeur de Domus glisse ses illustrations en couverture avant de lui confier la Zodiac Suite du paquebot Andrea Doria (1952), où chaque meuble se couvre de signes célestes.

En 1953, l’atelier déménage via Bazzini : un labyrinthe d’atelier imprégné d’odeurs d’encre et de laque. Près de trois cents écrans de soie (chiffre communiqué par l’atelier) y attendent la mise en couleur d’une trentaine d’artisans.

Le procédé – sérigraphie, cuisson 800 °C, retouches à l’or – n’a pas bougé. Plus de 13 000 pièces (en 2025) sont répertoriées, toujours produites à Milan sous l’œil de Barnaba Fornasetti, fils du fondateur.

“Follia pratica” : un surréalisme domestiqué

À l’époque, le surréalisme d’André Breton – officiellement né avec le Manifeste de 1924 – irrigue toujours les milieux artistiques européens. Fornasetti se lance dans les années 1940, avec ce climat onirique en arrière‑plan.

La maison partage avec le surréalisme historique – Dalí, Magritte, De Chirico – le goût du décalage, mais l’applique à l’échelle domestique et résume sa philosophie en deux mots : follia pratica, « folie pratique ». L’objet peut dérailler, mais il doit rester utile.

Trois repères structurent cette approche : un répertoire visuel récurrent (clés, soleils, nuages, cartes, mascarons) ; un principe de répétition poussé à l’obsession – Lina Cavalieri apparaît plus de 400 fois, les nuages se multiplient à l’infini ; enfin, des atmosphères métaphysiques inspirées des places désertes de De Chirico et des perspectives truquées des rêves.

À la différence d’un Dalí qui dissout le réel dans l’inconscient freudien, Fornasetti, plus pragmatique, garde l’usage de l’objet : l’assiette reste un couvert, même coiffée d’une moustache.

Tema e Variazioni : l’assiette comme support de l’obsession Lina Cavalieri

En 1952, Piero Fornasetti tombe sur un vieux magazine français et redécouvre le visage de Lina Cavalieri, soprano italienne née en 1875. Considérée alors comme « la plus belle femme du monde », elle séduit par son front haut, son regard franc et sa bouche parfaitement dessinée.

Son visage ovale devient aussitôt le point de départ : sur une assiette de 26 cm, l’artiste décline clin d’œil, bandeau pirate, moustache ou soleil sans jamais altérer la grâce du modèle. La série Tema e Variazioni s’emballe : plus de quatre‑cents assiettes, toutes sérigraphiées puis retouchées à la main dans l’atelier de la via Bazzini.

série d'assiettes de fornasetti
Fornasetti©

Le succès traverse l’Atlantique, s’assoupit après la disparition du fondateur, puis renaît à Londres dans les années 1980 grâce à la galerie londonienne Themes & Variations, ouverte en 1984 à Notting Hill par Liliane Fawcett.

Les réseaux sociaux relancent la vague au tournant des années 2010 : collectionneurs, décorateurs et simples curieux accrochent Lina Cavalieri au mur ou la glissent dans une table noir‑blanc pour un effet immédiat.

Le choix de l’assiette comme support d’expression n’a rien d’anodin. Son cercle renvoie d’emblée au visage, comme un camée antique ou un petit cadre photo ; le dialogue visuel avec Lina Cavalieri est immédiat.

L’assiette reste aussi un support démocratique : simple à produire en série, à offrir ou à accrocher, elle incarne la volonté de Fornasetti de « démocratiser l’art ».

« C’est un objet que tout le monde connaît ; il suffit d’y déposer un rêve  », Barnaba Fornasetti dans un entretien accordé à AD Italia en 2023

Plane, blanche, elle accueille sans effort trompe‑l’œil et graphisme noir‑blanc. Suspendue au mur ou dressée sur la table, elle brouille la frontière entre décor et usage – une synthèse parfaite de la follia pratica.

Huit variations prêtes à passer du mur au dîner

Parmi la centaine de déclinaisons, ces huit assiettes concentrent le savoir‑faire et le clin d’œil graphique de la série : un visage, un twist, un prix unique.

Assiette n° 139

Fornasetti©

Un nuage de gravure cérébrale effleure le visage ; l’air semble vouloir s’échapper du décor – 26 cm, porcelaine, 160 €

Assiette n° 363

Fornasetti©

Les yeux surveillant une abeille, la cantatrice flirte avec les insectes – 26 cm, porcelaine, 160 €

Assiette n° 392

Fornasetti©

Lina Cavalieri traversée et entourée d’un banc de petits poissons noirs et blancs – 26 cm, porcelaine, 160 €

Assiette n° 182

Fornasetti©

Une figure féminine mythologique tenant et soulevant deux sphères ornées du visage iconique de la muse, dans une mise en scène surréaliste et onirique – 26 cm, porcelaine, 160 €

Assiette n° 171

Fornasetti©

Assiette en porcelaine traversée par un large ruban noué en nœud au centre, pour un effet surréaliste et graphique – 26 cm, porcelaine, 160 €

Assiette n° 248

Fornasetti©

Assiette en porcelaine ornée d’un gros plan saisissant sur l’œil expressif de la légendaire Lina Cavalieri, invitant à contempler la délicatesse de ses traits – 26 cm, porcelaine, 160 €

Assiette n° 365

assiette en porcelaine avec dessin de crane
Fornasetti©

Assiette en porcelaine noire et blanche avec un crâne réaliste serrant entre ses dents une petite fleur, pour une esthétique à la fois macabre et poétique – 26 cm, porcelaine, 160 €

Assiette n° 27

Fornasetti©

Assiette parsemé de grands pois blancs qui masquent partiellement les yeux et les traits de Lina Cavalieri, pour un effet graphique et surréaliste – 26 cm, porcelaine, 160 €


Qu’il trace une moustache, verse une larme ou joue les sirènes de haute mer, le visage de Lina Cavalieri rappelle qu’une simple assiette de porcelaine suffit à fissurer le réel. Une façon simple de glisser un clin d’œil surréaliste entre deux plats, sans théâtraliser toute la maison.